CHAPITRE NEUF
Ils étaient sortis de l’Opéra avec le flot des spectateurs et avaient traversé la grande place située sur le chemin de l’hôtel.
Ramsès les suivait, c’était pour elle une certitude. Et il lui était tout aussi certain que le seigneur Rutherford viendrait se porter au secours de son fils.
Elle ne décida rien. Leur rencontre était inévitable. Des paroles seraient échangées, mais ensuite ? Elle n’entrevoyait que la liberté, mais elle ignorait où elle devait se rendre et ce qu’elle devait faire pour être libre.
Tuer l’autre ? Ce n’était pas une solution. Un grand frisson d’horreur la parcourut quand elle repensa à toutes ces vies qu’elle avait prises – même à la vie de cet homme qui avait tiré sur elle.
Pourquoi Ramsès l’avait-il ressuscitée ? Comment s’y était-il pris précisément ? C’étaient là des questions auxquelles il lui faudrait peut-être répondre – à moins qu’elle ne se décidât à fuir Ramsès et ses énigmes.
Elle regarda les voitures automobiles qui effectuaient une sorte de ballet devant l’entrée du Shepheard’s. Pourquoi ne pouvait-elle s’enfuir sur-le-champ avec Alex ? Elle avait bien le temps de rechercher son vieux maître, cet homme qui avait dominé toute sa vie mortelle et qui l’avait maintenant recréée pour des raisons qui lui échappaient totalement.
Elle serra la main d’Alex, qui lui répondit par un sourire rassurant. Elle ne dit rien. L’esprit confus, elle pénétra dans le vaste hall de l’hôtel et s’engagea dans le grand escalier.
La salle de bal s’ouvrait devant eux au premier étage. Des tables couvertes de nappes étaient alignées le long des murs.
La salle paraissait s’étendre à l’infini, et la musique émanait d’un orchestre noyé parmi la foule.
« Comment allons-nous les retrouver ? dit Alex. Oh, j’ai hâte de vous présenter.
— Vraiment ? fit-elle. Et s’ils n’approuvent pas votre choix, seigneur Alex, que ferez-vous ?
— Quelle étrange réflexion, répliqua-t-il avec innocence. Vous leur plairez beaucoup, et puis d’ailleurs, cela importe peu.
— Je vous aime, seigneur Alex. Je ne pensais pas que j’en arriverais là quand je vous ai vu pour la première fois. Je vous trouvais jeune et frais, j’avais envie de vous serrer dans mes bras, mais de là à vous aimer…
— Je comprends parfaitement le sens de vos paroles, dit-il, une lueur étrange dans les yeux. Cela vous étonne-t-il ? » Il semblait vouloir ardemment lui avouer quelque chose.
Une ombre de tristesse passa sur le front du jeune homme. Cette ombre, elle l’avait déjà remarquée, et elle comprenait à présent qu’elle était la réponse à ce qu’il lisait sur son visage à elle.
Quelqu’un l’appela par son nom. Son père. Elle reconnut sa voix avant même de se retourner. « Souvenez-vous que je vous aime », dit-elle à nouveau. Elle éprouvait un sentiment des plus étranges, celui de lui dire adieu. Il était trop innocent – c’était la seule chose dont elle fût certaine.
Elle les vit qui s’avançaient vers elle.
« Père ! Et Ramsey ! s’exclama Alex. Je suis content de vous revoir, mon vieux. »
Comme en un rêve, elle vit Alex qui serrait chaleureusement la main de Ramsès, et ce dernier qui la fixait.
« Ma chérie…» La voix d’Alex cherchait à l’atteindre. « Permettez-moi de vous présenter mon père et mes chers amis. Votre Altesse…» Il s’interrompit et baissa le ton pour lui avouer : « Je ne connais même pas votre vrai nom.
— Mais si, mon bien-aimé, lui dit-elle. Je vous l’ai dit dès que nous nous sommes rencontrés. C’est Cléopâtre. Votre père me connaît, de même que votre bon ami, Ramsey, puisque c’est ainsi que vous l’appelez. J’ai également fait la connaissance de votre fiancée, Julie Stratford. »
Elle regardait Elliott droit dans les yeux. La musique et les conversations de la foule étaient assourdissantes.
« Permettez-moi de vous remercier, seigneur Rutherford, pour les bontés que vous avez eues à mon égard. Qu’aurais-je fait sans vous ? Je me suis montrée si ingrate. »
Un pressentiment terrible l’habitait. Elle était perdue si elle demeurait dans cette salle. Elle restait pourtant là, une main tremblante sur le bras d’Alex, lequel était en proie à la plus grande confusion.
« Je ne comprends pas… Vous vous connaissez déjà ? »
Ramsès fit un pas en avant et la saisit par le bras afin de l’arracher à Alex.
« Il faut que je te parle, lui dit-il à voix basse. Tout de suite.
— Ramsey, mais que faites-vous, mon cher ? »
Plusieurs personnes s’étaient retournées.
« Alex, reste ici ! » lui lança son père.
Ramsey cherchait à l’entraîner. Elle se tordit la cheville.
« Laisse-moi ! » supplia-t-elle.
Comme dans un brouillard, elle vit Julie Stratford, très pâle, tendre les mains vers l’Égyptien au visage sombre. Le vieux seigneur Rutherford tentait, pour sa part, de retenir son fils.
Folle de rage, elle échappa à Ramsès. Un cri d’indignation parcourut l’assistance.
« Nous parlerons quand je le déciderai, ô maître bien-aimé ! Tu t’immisces dans mes plaisirs ainsi que tu l’as toujours fait ! »
Alex vint se placer à côté d’elle et elle le prit par la taille comme Ramsès s’avançait à nouveau.
« Au nom du Ciel, qu’est-ce qui vous prend, Ramsey ? lança Alex.
— Je te l’ai dit, il faut que nous parlions, toi et moi », répéta Ramsès à Cléopâtre en ignorant son amant.
La fureur de la femme dépassait ses paroles, et ses paroles sa pensée.
« Tu crois que tu peux me faire céder à ton bon vouloir ? Je te ferai payer pour tout ce que tu m’as fait ! »
Il la saisit violemment par le bras et l’arracha à Alex, que son père maintenait en place. Bien qu’elle se débattît, elle ne réussit pas à se libérer et il l’entraîna parmi les danseurs. Il l’enlaça et la força à tournoyer, la soulevant presque de terre sous la violence de son étreinte.
« Laisse-moi tranquille ! siffla-t-elle. Tu crois que je suis toujours la pauvre folle que tu as laissée dans ce taudis ignoble du vieux Caire ? Tu me prends pour ton esclave ?
— Non, je vois bien que tu es différente, répliqua-t-il en latin. Mais qui es-tu en vérité ?
— Ta magie a ravivé mon esprit, ma mémoire. Tout ce que j’ai souffert est là, et je te hais encore plus aujourd’hui que je ne t’ai jamais haï ! »
Comme il était accablé, comme il souffrait. Était-elle censée avoir pitié de lui ?
« Tu as toujours été grandiose dans l’épreuve ! cracha-t-elle. Et dans tes jugements ! Mais je ne suis ni ton esclave ni ta propriété. Celle que tu as ramenée à la vie doit être libre de vivre.
— C’est toi, murmura-t-il. La reine qui était aussi sage qu’impulsive ? Qui aimait sans entraves mais savait toujours comment conquérir et gouverner ?
— Oui, précisément. La reine qui te suppliait de partager ta magie avec un mortel, mais à qui tu as refusé. Pitoyable…
— Oh non, tu sais que ce n’est pas vrai. » Le même charme, le même talent de persuasion. Et la même farouche volonté. « C’eût été une erreur fatale !
— Et moi, je ne suis pas une erreur fatale ? »
Elle se débattit, mais ne parvint pas à lui échapper. Autour d’eux, les danseurs paraissaient totalement inconscients du drame qui se jouait au centre de la piste.
« La nuit dernière, tu m’as dit que, lors de ton agonie, tu avais essayé de m’appeler, dit-il. Le venin du serpent t’avait paralysée. Était-ce là la vérité ? »
Elle eut un mouvement très brusque qui attira l’attention de plusieurs couples.
« Réponds-moi, insista-t-il. As-tu vraiment cherché à m’appeler en tes derniers instants ? Est-ce vrai ?
— Tu crois que cela justifie ton acte ! » Elle le contraignit à s’arrêter de tourner. « J’avais peur, j’étais aux portes de la mort ! avoua-t-elle. C’était de la terreur, tu comprends ? Pas de l’amour ! Tu crois que j’aurais pu te pardonner d’avoir laissé mourir Antoine ?
— Oh, c’est toi », dit-il doucement. Ils étaient tous deux immobiles à présent. « C’est vraiment toi. Ma Cléopâtre, avec toute ta duplicité et ta passion. C’est toi.
— Oui, et c’est la vérité que je proclame quand j’affirme que je te hais ! s’écria-t-elle, les yeux, baignés de larmes. Ramsès le Damné ! Ah ! Maudit soit le jour où j’ai permis à la lumière du soleil d’inonder ton tombeau. Quand ta douce et mortelle Julie Stratford agonisera à tes pieds comme Antoine agonisait aux miens, tu connaîtras enfin le sens de la sagesse et de l’amour, la puissance de celle qui est née conquérante et dominatrice. Ta Julie Stratford est mortelle. Sa nuque peut être brisée comme un roseau du fleuve ! »
Pensait-elle vraiment tout ce qu’elle disait ? Elle-même n’en savait plus rien. Elle ne connaissait que la haine, que l’amour avait embrasée. Elle eut un geste brusque et lui échappa.
« Non, tu ne lui feras aucun mal. Tu ne feras pas non plus de mal à Alex, cria-t-il en latin. Ou à qui que ce soit. »
Elle bouscula les danseurs qui lui barraient le chemin. Une femme cria, un homme tomba sur sa cavalière. D’autres cherchèrent à se lancer à sa poursuite. Elle se retourna et le vit qui grimaçait.
« Je te ramènerai à la tombe avant qu’il ne soit trop tard, je te replongerai dans les ténèbres ! »
Terrorisée, elle fendit la foule. Tout le monde criait. Mais la porte était grande ouverte, et derrière elle, la liberté !
« Attends, écoute-moi ! » lui criait Ramsès.
Elle lança un regard par-dessus son épaule et vit Alex à côté de Ramsès. « Arrêtez, Ramsey, laissez-la tranquille ! » Des hommes qu’elle ne connaissait pas entouraient Ramsès…
Elle s’élança dans l’escalier. Une autre voix retentissait, celle d’Alex qui la suppliait de l’attendre, de ne pas avoir peur. Mais Ramsès allait échapper à ceux qui le retenaient. Ses menaces claquaient à ses oreilles.
Gênée par ses talons hauts, elle descendit le plus vite possible le grand escalier.
« Votre Altesse », cria Alex.
Elle traversa le hall et franchit les portes. Une automobile venait de faire halte en bas des marches de l’hôtel. Un homme et une femme en descendaient tandis qu’un chauffeur leur tenait la portière.
« Votre Altesse ! Attendez ! »
Elle fit le tour de la voiture et bouscula le chauffeur avant de s’installer au volant et d’enfoncer la pédale de l’accélérateur. Mais Alex avait eu le temps de sauter à côté d’elle. Elle se débattit avec le volant, faillit monter sur le trottoir et parvint à se ressaisir. La voiture s’engagea dans la rue qui menait au boulevard.
« Dieu du ciel ! s’écria Alex. Il a pris une voiture, il nous suit ! »
Elle écrasa la pédale, évita à la dernière seconde un véhicule qui venait en sens inverse et fonça.
« Votre Altesse, vous allez nous tuer ! »
Le vent la frappait au visage. Grimaçante, les mains crispées sur le volant, elle doublait les voitures qui n’allaient pas assez vite. Alex la suppliait, mais elle n’entendait que la voix de Ramsès : « Je te ramènerai à la tombe… dans les ténèbres ! » Elle devait fuir, fuir !
« Je ne le laisserai pas vous faire du mal. »
Le boulevard avait finalement cédé la place à une route de campagne, mais elle roulait toujours pied au plancher.
Quelque part, dans cette direction, se dressaient les grandes pyramides. Puis ce serait le désert, le désert sans fin. Mais comment pourrait-elle s’y cacher ? Où irait-elle ?
« Il est encore derrière nous ? questionna-t-elle.
— Oui, mais je ne les laisserai pas vous faire du mal, je vous l’ai promis ! Écoutez-moi !
— Non, hurla-t-elle, n’essayez pas de me retenir ! »
Il voulut la prendre dans ses bras, mais elle le repoussa sauvagement. La voiture fit un écart et sortit de la route. Les pneus s’enfoncèrent dans le sable, les phares n’éclairaient plus que le désert.
Très loin sur la droite, elle vit une lumière qui clignotait et paraissait se rapprocher. Et elle entendit un bruit horrible : le hurlement d’une locomotive !
La panique s’empara d’elle. Elle percevait déjà le grondement sourd des roues métalliques !
« Où est-elle ! hurla-t-elle.
— Arrêtez-vous, n’essayez pas de la distancer ! »
Une lumière violente vint frapper le petit rétroviseur. Elle s’en trouva aveuglée. Elle tendit les mains avant de les refermer sur le volant. C’est alors qu’elle vit l’abomination des abominations, le monstre rugissant qui l’avait épouvantée plus que toute autre chose : la grande locomotive noire qui jaillissait sur sa droite.
« Les freins ! » lui cria Alex.
La voiture automobile s’arrêta pratiquement instantanément et la locomotive ne passa qu’à quelques dizaines de centimètres d’elle.
« Nous sommes coincés sur les rails ! Descendez vite ! » la supplia Alex.
Un sifflement strident couvrit le grondement sourd. Un autre convoi arrivait sur la gauche ! Elle vit l’œil jaune de la locomotive, le faisceau lumineux qui s’en échappait, la grande masse noirâtre s’avancer sur la voie.
Elles avaient eu finalement raison d’elle, ces créations des « temps modernes ». Et Ramsès qui les avait rattrapés, Ramsès qui criait son nom ! Elle sentit Alex l’attraper par le bras et essayer de l’extirper de son siège. Mais déjà le hideux monstre de fer était sur elle. Elle poussa un hurlement atroce quand il percuta l’automobile.
Son corps fut projeté très haut. Un instant, elle se sentit voler au-dessus du désert comme une poupée de chiffon qu’entraîne le vent. Sous elle, les horribles monstres de métal se croisaient en hurlant. Puis un feu formidable s’embrasa et une chaleur inimaginable l’enveloppa, accompagnée du bruit le plus assourdissant qu’elle eût jamais entendu.
Ramsès fut projeté en arrière par l’explosion. Il retomba sur le sable. Il avait vu le corps de Cléopâtre arraché à la voiture, puis le véhicule avait explosé et la femme avait été engloutie dans un déferlement de feu orangé. L’explosion fit trembler le sol, les flammes redoublèrent, et il ne vit plus rien du tout.
Le convoi qui roulait en direction du nord freinait pour s’arrêter, traînant sur le bas-côté les débris de la voiture. Le mécanicien de l’autre train semblait n’avoir rien remarqué. Ses wagons de marchandise brinquebalaient dans un bruit insupportable.
Ramsès courut vers la carcasse de la voiture. Il n’y distinguait pas la moindre trace de vie, rien ! Il allait entrer dans les flammes quand Samir l’en empêcha. Julie se mit à crier.
Il se retourna pour voir Alex Savarell qui se relevait péniblement. Ses vêtements avaient brûlé, mais lui-même était relativement indemne.
Où était-elle ? Consterné, il regardait les trains géants, celui qui avait enfin fait halte et l’autre qui poursuivait sa route vers le sud.
Cette explosion, on eût dit celle d’un volcan !
« Cléopâtre ! » cria-t-il. Puis il sentit qu’il s’effondrait, malgré la vigueur immortelle qui était la sienne. Julie Stratford le tenait dans ses bras.
Le jour se levait. Le soleil n’était pas encore semblable à un disque ; il n’y avait rien qu’un grand brouillard lumineux à l’horizon. Les étoiles s’éteignaient une à une.
Une fois de plus, il parcourait la voie ferrée. Samir, toujours patient, le regardait. Julie Stratford s’était endormie à l’arrière de la voiture.
Elliott et son fils avaient regagné l’hôtel.
Le fidèle Samir se pencha une fois de plus sur les restes carbonisés du véhicule, le cuir carbonisé, les freins noircis.
« Sire, lui dit Samir, rien ne peut survivre à une telle explosion. Aux temps anciens, l’homme ne pouvait produire une telle chaleur.
— Il doit pourtant y avoir des traces, il doit rester quelque chose…»
Mais pourquoi accabler ce pauvre mortel qui n’avait fait que lui donner du réconfort ? Et Julie, la pauvre Julie. Il se devait de lui rendre le calme et la paix de son hôtel. Elle ne lui avait pas parlé depuis l’explosion terrible. Elle était restée auprès de lui, elle lui avait donné la main, mais elle n’avait rien dit.
« Sire, réjouissez-vous de ce qui est arrivé, dit timidement Samir. La mort l’a reprise. Je suis sûr qu’elle a retrouvé la paix.
— Vraiment ? Pourquoi a-t-elle eu peur de moi, Samir ? Pourquoi s’est-elle enfuie dans la nuit ? Nous nous sommes querellés ainsi que nous l’avions toujours fait. Nous nous évertuions à nous faire du mal ! » Il s’arrêta, incapable de poursuivre.
« Venez vous reposer, sire. Même les immortels ont besoin de repos. »